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Petite histoire de démographie 

Par : Anaïse

Vous avez sûrement déjà vu des courbes comme celle ci-contre. Elle représente la transition démographique. La baisse de la mortalité, suivie de la baisse de la natalité. En dessous de ces deux courbes, on voit l’évolution de la population (aire pointillée), qui résulte de l’équilibre entre ces deux facteurs, natalité et mortalité. Mais qu’est-ce qui se cache derrière ? Comment est-on passé d’un bout à l’autre de la courbe? C’est ce que nous allons voir dans cette série d’articles. Dans celui-ci, nous sommes avant le début de la courbe, avant la révolution industrielle…

1 ) L’ère préindustrielle (1600-1750)

Une apparente immobilité 

La démographie d’avant la transition est caractérisée par une certaine stabilité sur le long terme (on appelle ça l’homéostasie). Dit autrement, on constate peu d’évolution de la population (européenne). Les naissances et les morts s’équilibrent. Il peut y avoir des creux, des pics de mortalités dû à une guerre, une famine, ou une épidémie, mais on revient assez vite au niveau initial – soit à cause d’un pic de natalité, soit car les plus faibles sont décédés, ce qui réduit la mortalité des années suivantes, puisqu’il ne reste que les plus résistants. Un équilibre au niveau macro, donc. 

Cependant, si on regarde, au niveau micro, c’est-à-dire à l’échelle des ménages, on observe une forte intensité démographique (beaucoup de naissances, beaucoup de morts). 

 

Les fiches de famille à la Louis Henry

Alors, tout d’abord, pour « regarder au niveau micro », comment fait-on ? La méthode qui fut la plus utilisée a été inventée par Louis Henry, un démographe du siècle dernier. Il s’agit des fiches de famille. Elles s’établissent à partir des registres paroissiaux. On ouvre une fiche pour chaque couple marié (qu’on trouve dans le registre des mariages), puis on cherche dans le registre des baptêmes les enfants correspondants au couple, et on les ajoute à la fiche. Pour finir, elle est complétée avec les dates de morts des parents et des enfants, qu’on trouve dans le registre des enterrements.

Les fiches de famille fournissent des renseignements tels que l’âge au mariage, le nombre d’enfants, le temps écoulé entre les naissances, le taux de mortalité infantile, ou encore les conceptions prénuptiales (en effet, si on voit qu’un enfant est né huit mois après le mariage, on peut en déduire qu’il y a eu conception prénuptiale).

Cette méthode comporte cependant deux inconvénients, le premier étant qu’elle ne tient pas compte des naissances illégitimes, puisqu’on ouvre une fiche pour chaque couple marié, mais le taux de naissances illégitimes est très bas jusqu’au XIXème siècle, environ 2 à 3 %. Le deuxième inconvénient, un peu plus problématique, est que, pour que la fiche de famille soit complète, il faut que le couple marié ait passé sa vie dans la même commune, puisque sinon, les naissances de leurs enfants, puis les décès, ne se trouveront pas dans les registres de la même ville que celle où est enregistré leur mariage. Or, les paysans de l’époque préindustrielle étaient beaucoup plus mobiles qu’on ne le suppose régulièrement. 

Alors, que constate-t-on, sur les fiches de famille ? Comment se maintient l’homéostasie, à une époque où les moyens de contraception sont pour le moins sommaires ? La démographie est-elle uniquement régentée par la mortalité ?

Tout d’abord, il faut savoir que la majorité de la population européenne de l’époque est paysanne. (En effet, sans appareil industriel, une population peut nourrir au maximum 15 % de citadins occupés à autre chose qu’à produire de la nourriture. ) La situation démographique diffère selon si le servage (esclavage des paysans) est pratiqué. En Europe de l’Est, où c’est le cas, la démographie semble effectivement être, dans une certaine mesure, régulée par la mortalité. En Europe de l’Ouest, la situation est différente. 

 

Le système du mariage tardif

 Les paysans, en Europe de l’Ouest étaient libres (ce n’étaient pas des serfs ) et étaient locataires ou propriétaires de leurs terres. Il y avait un fort attachement à ladite terre, qui se transmettait de génération en génération. Il était donc important pour les paysans de pouvoir la transmettre à leurs enfants. Ceci impliquait de ne pas avoir trop d’enfants, car si ils étaient trop nombreux, la terre ne serait plus suffisante pour les faire vivre. Il ne fallait donc pas faire trop d’enfants. La méthode principale ? Le mariage tardif. Si on ne se mariait pas trop jeune, on faisait moins d’enfants. Ainsi, l’âge moyen au mariage entre le XVI et le XIXème siècle était de 24-25 ans pour les femmes et de 28-29 ans pour les hommes (contre cinq ans de moins pour la fin du Moyen-âge). Ce mariage tardif s’explique par la volonté de ne pas avoir trop d’enfants, mais aussi parce que se marier impliquait fonder un foyer, donc pouvoir subvenir à ses propre besoins. En clair, s’agissant d’une société paysanne, on devait avoir une ferme. Pour se marier, il fallait attendre qu’une ferme se libère- donc que ses occupants décèdent.

 

La question de l’attente 

Se marier tard, sachant qu’à l’époque, les relations hors mariages étaient globalement assez taboues, ne devaient pas être évident pour les jeunes gens concernés. Comment était-ce vécu, et géré ? Il existe deux hypothèses. La première est que malgré les tabous, les jeunes avaient des relations en attendant de se marier en se débrouillant avec les contraceptifs existants à l’époque pour qu’il n’y ait pas d’enfants. La seconde est que les jeunes patientaient pour se marier. Une des choses qui aidaient à « faire passer le temps » était le life cycle service, c’est à dire, le fait de partir de chez ses parents pour aller travailler, soit dans d’autre fermes, soit en ville, avant de revenir pour se marier. Il concernait 70% des garçons à partir de 17 ans et 50% des filles à partir de 23-24 ans. Son rôle était de préparer au mariage, tant financièrement – on gagnait sa vie pour pouvoir acheter, ou louer une ferme plus tard- qu’au niveau des compétences –  on apprenait à se débrouiller pour pouvoir subvenir aux besoins de son futur ménage. 

 

Le choix de l’époux /l’épouse 

Se marier, oui, mais avec qui ? Comment choisissait-on son mari ou sa femme ? Sur quels critères ? Qui choisissait, les futurs mariés, ou leurs parents ? En fait, sur ces points-là, il y a beaucoup de différences régionales. De manière générale, on distingue deux cas : les villages de plaines, et les villages montagneux.

Commençons par le deuxième cas. Dans les villages de montagne, la terre est peu fertile. Ce sont des villages très pauvres, donc, pour tirer le meilleurs parti de la terre, elle est commune. Les communautés sont donc très soudées, tout le monde se connaît. Il est important de se marier dans la communauté, pour que la terre reste à cette dernière, on ne va pas mettre des terrains entre les mains de gens qui n’appartiennent pas à la communauté. C’est ce qu’on appelle l’endogamie. Dans cette limite (rester dans la communauté), les jeunes ont une certaine liberté. Tant dans le choix du mari ou de la femme –  puisqu’il n’y a pas de différences de statut social entre les différents membre de la communauté- que dans les fréquentations avant le mariages. On est dans de petits villages où tout se sait. Si une fille tombe enceinte, on sait de qui, et sa famille s’assurera que le garçon en question l’épouse, donc il n’y a pas de raison de s’inquiéter des possibles relations de jeunes, puisque les parents sont là pour s’assurer que ça se terminera par un mariage.

Les conceptions prénuptiales sont d’ailleurs monnaie courantes à l’époque, puisqu’elles concernent 20 à 3o % des naissances en Europe de l’Ouest. C’est à la fois pour la fille une façon de forcer la main à ses parents sur le choix du mari et le moment du mariage:  « Je sais bien que vous êtes contre, que je suis trop jeune et que vous ne l’aimez pas, mais je n’ai pas le choix, je suis enceinte de lui … » Epouser sa fiancée quand elle tombe enceinte est aussi pour l’homme une  manière de s’assurer de la fertilité de sa future épouse, à un époque où avoir des enfants est essentiel – pour transmettre les terres et aussi pour aider au travail de la ferme. 

Dans les villages de plaine, c’est une autre affaire. Les terres sont fertiles, les paysans qui les possèdent sont aisés. Les terres se transmettent des parents au fils aîné, les cadets n’héritent pas, et n’ont d’autres choix que de se faire employer dans les fermes des autres. Là, les mariages sont arrangés : pas question que la fille d’un propriétaire épouse un employé ! Il y a peu de relations avant le mariage car les futurs époux ne se choisissent pas, et que la virginité de la fille est quasiment l’une des conditions du mariage. Par conséquent (pour éviter les relations hors mariage), on marie les fille à un âge moins avancé qu’ailleurs. La différence d’âge avec le mari, qui, lui, doit « avoir une situation » avant de se marier, est donc plus grande que dans les villages de montagne. 5 à 6 ans en moyenne contre 1 à 2 ans en montagne. Cette différence d’âge est par ailleurs l’un des facteurs qui fait que la femme est plus « soumise » à son mari dans les grandes ferme des plaines que dans les villages de montagne où il s’agit essentiellement de couples de collaboration : même si ils n’ont pas nécessairement le même rôle, le mari et la femme sont tout deux indispensables au bon fonctionnement du ménage et sont donc plus ou moins sur un pied d’égalité.

D’une manière plus générale, le critère principal pour le choix d’un conjoint est que le couple soit bien « accordé ». On se méfie du coup de foudre, de la passion, ça ne durera pas. Il faut avant tout que le fiancé et la fiancée aient des goûts et des caractères proches, qu’ils « s’accordent ». D’ailleurs, à cette époque, les fiançailles s’appellent « accordailles », c’est en fait la période qu’il faut aux futurs époux pour s’habituer l’un à l’autre. Le romantisme apparaîtra plus tard, vers le XIXème siècle.

C’est aussi plus tard qu’apparaîtra l’idée d’une femme « fragile », « délicate », « à protéger ». À l’ère préindustrielle, on cherche une épouse forte et vigoureuse, qui fera « une rude ménagère », qui pourra participer aux travaux de la ferme. 

Systèmes d’économie ou de gaspillage de vie

Les systèmes de gaspillage et d’économie de vie sont deux systèmes démographiques, tout deux présents en Europe de l’Ouest dans la période dont nous nous occupons ici bien qu’on n’ait pas réussi à trouver un facteur qui permette de déterminer, selon les régions, lequel est pratiqué.

Dans le système d’économie de vie, on allaite longtemps son enfant, ce qui a deux conséquences : la première est une mortalité infantile plus basse qu’ailleurs, puisque le système immunitaire du bébé sera plus développé, les anticorps se transmettant avec le lait maternel. La seconde est que l’allaitement prolonge la période d’aménorrhée, c’est à dire la période après l’accouchement pendant laquelle la femme ne peut pas retomber enceinte. Ce qui fait que plus de temps s’écoule entre les naissances successives, et qu’il y a au final moins de naissances.

Dans le système de gaspillage de vie, c’est l’inverse. L’allaitement est bref, la mortalité infantile, haute, et le taux de natalité est élevé. On fait beaucoup d’enfants, et ils meurent beaucoup.

Pour finir, malgré ces deux systèmes très différents, le nombre moyen d’enfants parvenus à l’âge adulte par couple est le même dans les régions pratiquant l’économie de vie que dans celles pratiquant le gaspillage de vie (environ 3 enfants). 

Source de l’article : Cours « démographie et antropologie des poulations » à l’Unige, par Michel Oris