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La numération digitale

par : Anaïse

Jusqu’à combien arrivez-vous à compter avec une seule main? 5? et avec les deux? 10? 

Autrefois, de l’Antiquité jusqu’en 1500 à peu près, chaque enfant apprenait en primaire à compter jusqu’à 99 avec une main et jusqu’à 9999 avec les deux…

Brèves explications du fonctionnement

Dans ce système, les unités, les dizaines, les centaines et les milliers ont chacun quelques doigts qui leur sont réservés et c’est la position que prennent ces doigts qui indique le nombre d’unités, de dizaines, de centaines ou de milles.

Pour indiquer les unités: majeur, annulaire et auriculaire de la main gauche.

Pour indiquer les dizaines: pouce et index de la main gauche.

Pour indiquer les centaines: pouce et index de la main droite.

Pour indiquer les milliers: majeur, annulaire et auriculaire de la main droite. 

(Toutes les précision sont données en annexe)  

L’origine…

Au Vème siècle, un moine anglais du nom de Bède le vénérable décrit pour la première fois une manière de compter sur les doigts permettant d’aller jusqu’à 9999 avec les deux mains.  

Une fois ses explications lues, les historiens du calcul ont pu relever des allusions à ce système dans de nombreux textes antérieurs à celui de Bède…

Bien que certains historiens pensent que les égyptien comptaient déjà de cette façon, les premières traces avérées remontent aux grecs anciens. Un peu plus tard, on en retrouve également chez les romains. 

…Et après 

Après Bède, le système continue à être utilisé: on trouve des textes le mentionnant dans l’empire de Charlemagne, dans l’empire Byzantin (moyen-orient) ainsi que quelques traces, plus rares mais sans ambiguïtés dans l’empire arabe. 

A partir du Xème siècle s’implantent progressivement en Europe de nouveaux chiffres: les chiffres indiens * (ceux que nous utilisons aujourd’hui)! Ils contiennent une grande nouveauté: la numération de position! ( Selon si je le place dans un nombre, un même chiffre peut être une unité, une dizaine, une centaine…etc. Ex: dans 34, le trois signifie 30, dans 3258, il signifie 3000) Et cela facilite énormément le calcul! 

Comment la numération digitale survit-elle à cela, elle qui auparavant était utilisée pour les calculs? 

La réponse nous est donnée par Léonard de Pise, un savant italien du XIIIème siècle, qui en parle dans l’introduction de son livre : elle est utilisée pour se souvenir de retenues: on les indiquait avec ses doigts pour s’en souvenir. 

Le dernière source connue mentionnant la numération digitale est Rabelais, qui y fait allusion dans un de ses romans.

Léonard de Pise

*Les chiffres indiens sont aussi nommés chiffres arabes, mais comme ils viennent d’Inde, je préfère les désigner sous ce nom pour éviter toute confusion.

 Mais pourquoi cette méthode est-elle si méconnue?

Cette manière de compter sur ses doigts était très répandue: on voit qu’elle est utilisée dans des contrées qui ne partageaient pas la même langue, ni la même manière de représenter les nombres par écrit.

Mais, si la numération digitale était un système tant utilisé, pourquoi y a-t-il si peu de textes expliquant son fonctionnement? 

Justement parce qu’elle était si utilisée! La période dont nous parlons se situe avant que l’imprimerie ne se répande en Europe. Le papier était cher, et le fait de faire copier des livres par des scribes aussi. Par conséquent, on n’écrivait pas ce que tout le monde savait!  La numération digitale était si connue qu’il était inutile d’écrire des livres dessus. En outre, comme certaines citations faisant allusion à cette méthode de comptage nous le disent, on apprenait la numération digitale enfant, et pour la plupart des périodes et des lieux dans lesquelles elle était utilisée, par toutes les classes sociales. 

Ses apparitions dans l’histoire de l’art  

Si des allusions sont faites à cette méthode dans des textes, il en va de même pour certaines statues et tableaux, dont les personnages indiquent des nombres avec leurs doigts.

Sur certaines, il n’y a pas de signification particulière, ce sont juste des scènes de la vie de tous les jours, telles que cette gravure représentant une marchande qui indique avec ses doigts le nombre deux, comme on le voit sur l’agrandissement. Le deux correspond certainement au prix d’une de ses marchandises. 

A l’inverse, dans d’autres œuvres d’art, les nombres ont une signification spéciale. Pour en décrypter certaines, allons faire un tour dans l’arithmologie…

Arithmologie en bref

L’arithmologie vient à la base des grecs, qui donnait des significations aux nombres, mais perdura au moyen-âge et même après. 

Passons-en rapidement quelques unes de ces significations en revue:

Le deux serait un nombre féminin, et évoquerait la naissance.

Le trois serait un nombre masculin et pour les chrétiens, il représente la trinité. 

Le six serait parfait, à la fois parce qu’il est la somme de son sixième, de son tiers, et de sa moitié (1+2+3=6) et parce que les chrétiens pensent que Dieu créa le monde en six jours. (Il se serait reposé le septième). 

Dans les œuvres ou la numération digitale est utilisée pour faire passer un message à l’aide de l’arithmologie, celle ci-dessus est l’une de celles ou le message est le plus facile à décrypter. Dans cette peinture de Léonard de Vinci, l’annonciation, l’ange Gabriel vient annoncer à Marie qu’elle sera la mère de Jésus. On voit qu’il fait un deux avec la main. 

L’une des signification du deux étant la naissance, cela a du sens.

(Un observateur attentif remarquera que Gabriel fait son deux de la main droite alors que les unités sont normalement faites avec la main gauche mais quand il s’agit de petits nombres dans des situations ne prêtant pas à confusion, ils peuvent être faits de n’importe quelle main.)

Une autre image avec une signification plutôt évidente est cette icone byzantine du XI ème siècle : la main droite de l’ange indique un six. C’est probablement pour indiquer sa perfection. (On se rappelle que le six est un nombre prétendument parfait)

Annexe

Plus de précisions sur la numération digitale!

La numération digitale débusquée! 

Dans l’article, était mentionnée l’existence de textes faisant allusion à la numération digitale. Voici 

quelques phrases dans lesquelles elle est cachée au détour d’un mot: 

“De même que les doigts des calculateurs représentent tantôt des dizaines de milles et tantôt des unités, de même les amis des rois valent tantôt tout, tantôt presque rien” (Ce propos est attribué à Plutarque, un grec,  au début de notre ère.) Si l’auteur mentionne un doigt indiquant 10 000, ce doigt compte en numération digitale!

Chez les romains, nous avons Sénèque, vers 50 ap. J-C qui dit: “ L’arithmétique m’apprend à mettre mes doigts au service de mon avarice.” Cette phrase nous informe que Sénèque comptait sa fortune sur ses doigts, et comme on peut affirmer sans trop se compromettre que cette fortune dépassait la dizaine, il y a de forte chance pour qu’il l’ait comptée à l’aide de la numération digitale. 

Toujours dans l’empire romain, Juvénal au II -ème siècle, parlant de Nestor, un personnage de la mythologie: “Heureux, n’est-ce pas, celui qui reporte autant dans le temps [le moment de] sa mort, et compte déjà ses années sur la [main] droite” Le fait qu’il compte ses années sur sa main droite est une façon de dire qu’il a plus de cent ans, car cent est le premier nombre qui s’indique avec la main droite, en numération digitale. 

Pour finir, le poète persan Firdouzi, au XI -ème siècle, parlant du Sultan Mahmoud le Ghaznévide: “La main du roi Mahmoud, d’auguste origine, est 9 fois 9 et 3 fois 4” C’est un peu obscure mais la suite du texte accuse le Sultan d’avarice, et 9×9 + 3×4 =93, nombre qui est représenté par un poing fermé. Firdouzi n’est pas le seul à utiliser le nombre 93 pour signifier que quelqu’un est avare. 

Firdouzi

Comment marche la numération digitale

Les positions utilisées pour les unités sont celles montrées sur l’image ci-dessous. (De 1 à 9, de gauche à droite, de haut en bas). Il faut faire attention à ne pas confondre le 1 et le 7, de même que le 2 et le 8 ainsi que le 3 et le 9. Pour les trois premiers, (représentés en haut), les doigts baissés ont les deux phalanges pliées, mais ils ne sont pas rabattus sur la paume de façon à former un poing. 

Les dizaines se montrent comme sur les images ci-dessous. Quant aux centaines, elles s’indiquent comme les dizaines, mais sur la main droite. Et les milliers? Ce sont comme les unités mais sur la main droite. 

Dix

Vingt

Trente

Quarante

Cinquante

Soixante

Soixante-dix /Septante

Quatre-vingt

Quatre-vingt-dix / Nonante

Le calcul

Comme dit dans l’article, il est possible de calculer avec la numération digitale. On l’utilisait pour l’addition, la soustraction, la multiplication (notamment de fractions), la division et l’extraction de racines carrées! Malheureusement, seules les méthodes pour la multiplication et la division d’entiers sont parvenues jusqu’à nous, via l’introduction d’un livre de Léonard de Pise sur le calcul. 

La multiplication

A l’époque de Léonard de Pise (aussi appelé Léonard Fibonacci), il y avait deux manières de multiplier: la multiplication per gelosia (par jalousie), et la multiplication per crocetta (par petites croix). C’est de cette dernière dont nous allons parler. Elle se fait par écrit, en utilisant les doigts pour les retenues (ou uniquement sur les doigts, mais c’est assez compliqué). 

Prenons un exemple: 36 x 53. 

36      36       36

I        X          I

53      53       53

On y pose de cette façon. Les traits correspondent à ce que vous devez multiplier ensemble. 

Dans la méthode crocetta, on commence par multiplier tout ce dont le résultat sera en unité. Donc, unités fois unités. 6 x 3= 18, on écrit le 8 et on garde le 1 sur ses doigts en numération digitale. 

36      36       36

I         X         I

53      53       53   

                      8

Puis, on multiplie tout ce dont le résultat sera en dizaine, donc unités fois dizaines. C’est l’étape qui donne le nom de crocetta, à cause de la croix. La dizaine de 36, 3, fois l’unité de 53, 3. 3×3=9 que vous ajoutez au 1 que vous avez gardé sur vos doigts. Retenez le résultat (10) sur vos doigts.

Puis vous multipliez les dizaines de 53, 5, par l’unité de 36 , 6. 5×6 =30. Ajoutez-y au 10 retenu sur vos doigts. Écrivez les unités du résultat (0) à la gauche du 8 des unités. Gardez les dizaines(4) sur vos doigts. 

36      36       36

I         X          I

53      53       53

           0        8

Ensuite on multiplie ce dont le résultat sera exprimé en centaines. donc les dizaines fois les dizaines. 3×5=15. Vous y ajoutez la retenue de 4 gardée sur vos doigts. Vous obtenez 19, que vous écrivez à la gauche du 0 des dizaines. 

36      36       36

I        X          I

53      53       53                                   

19        0         8

Votre résultat est 1908. 

La division 

Contrairement à la multiplication, la division peut se faire entièrement avec des doigts.

Prenons un exemple : 9426 / 3

Je commence par afficher le dividende (9426) sur mes doigts

Je divise mes milliers (9) par mon diviseur (3), et je remplace sur mes doigts les milliers par le résultat (3).

Ensuite, je divise mes centaines (4) par mon diviseur (3), je retiens le reste (1) dans ma tête et je remplace sur mes doigts les centaines par le résultat (1). 

J’ajoute mon reste (1 centaine) à mes dizaines (2). 1 centaine + 2 dizaines = 12 dizaines. Je divise par 3 (mon diviseur) et j’affiche le résultat (4) sur mes doigts à la place des dizaines.

Pour finir, je divise mes unités (6) par mon diviseur (3). Sur mes doigts, je remplace les unités par le résultat (2) et je peux lire mon quotient. 

9426 / 3 = 3142

Crédit image :

Les représentations des dizaines et unités en numération digitale sont tirées du livre « Sur les doigts jusqu’à 9999 » de J. Gavin et A. Schärlig. 

Sources de l’article :

Sur les doigts jusqu’à 9999… Par Jérome Gavin et Alain Schärlig